L’émotion avait gagné le Puy de Dôme lorsque la coopérative agricole Cristal Union annonça à la presse, en avril 2019, qu’elle allait fermer son usine betteravière de Bourdon. Elle exploitait, depuis sa fusion avec la sucrerie locale en 2012, cette usine fondée en 1836. Les agriculteurs planteurs et les arracheurs s’étaient alarmés de cette décision pour le moins brutale, qui mettait fin à une activité qu’ils menaient, pour certains d’entre eux, depuis plusieurs décennies. La direction de la coopérative, qui n’ignore pas les subtiles règles de la manipulation, les incita durant plusieurs mois à chercher des solutions alternatives. Mais rien n’y fit. Les planteurs, membres de la coopérative, envisagèrent une reprise par eux-mêmes. A moins de 26 € la tonne, le jeu n’en valait pas la chandelle. Ils se demandèrent s’ils pouvaient se reconvertir dans la betterave bio comme à Corbeilles-en-Gâtinais ; ils n’en avaient pas les moyens ni le temps. Pouvaient-ils investir dans un procédé d’extraction simplifié, une aide de 360 000 € ayant été acceptée sur deux ans par le conseil départemental de Puy-de-Dôme ? Les fonds leur manquaient. Dès que ces pistes se révélèrent former un cul-de-sac, la direction de la coopérative confirma son annonce de fermeture à la presse le 2 juillet 2019, au grand désarroi des acteurs impactés, abattus par leurs espoirs et résignés à faire évaluer par leurs avocats les indemnités qu’ils revendiqueraient.
Cependant, pour en prévenir l’envolée, le Président de Cristal Union, Olivier de Bohan, avait pris le soin de miner d’emblée le terrain des prétentions pécuniaires des agriculteurs. Il rappela à la presse que l’usine de Bourdon était l’usine la plus petite d’Europe, isolée sur le plan géographique et incapable d’évoluer dans l’espace, avec moins de 5000 hectares. A l’écouter, cette mesure était la conséquence irrépressible de la fin des quotas adoptée le 1er octobre 2017 par la Commission européenne. Il avait d’ailleurs investi 15 millions d’euros sur le site. Il en perdait 100 millions par an. Il avait même fait stipuler dans le protocole d’accord de reprise une éventuelle fermeture si celle-ci n’était pas rentable. Autrement dit, il faisait comprendre à l’opinion publique que l’usine de Bourdon n’avait jamais été viable sur le plan économique, qu’elle ne pouvait plus l’être depuis 2017 et qu’il était encore heureux qu’elle ait survécu jusqu’en 2019 ! Il se montrait enfin bon seigneur, puisqu’il permettait aux arracheurs de récolter les betteraves à l’automne, leur consentant de cette manière un préavis. Olivier de Bohan entretiendrait-il d’excellents rapports avec le Ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume ? Force est de constater que celui-ci s’est montré autrement plus indulgent avec Cristal Union qu’avec Saint Louis Sucre. On se souvient en effet qu’à la suite des fermetures d’usines betteravières d’Epperville et Cagny en 2019, ledit Ministre avait déclaré que Sudzücker, la société-mère allemande de Saint Louis Sucre, le paierait cher.
En tout cas, les planteurs ne s’en laissèrent pas compter. La réforme européenne n’a pas empêché d’autres coopératives betteravières telles Tereos de ne fermer aucune usine. La fin des quotas betteraviers était annoncée, dès avant 2017, et tous les acteurs du secteur s’y préparaient. Aussi, les planteurs et leur syndicat professionnel tentèrent, en référé, d’obtenir communication des comptes annuels de la coopérative, ne serait-ce que pour vérifier les allégations de son Président. S’il mentait, les indemnités auraient été effarantes. Songeons en effet que la plupart des « engagements d’activité » des coopérateurs parvenaient à leur terme d'ici deux à trois ans. Or la coopérative ne peut mettre fin à ces contrats de coopération avant leur terme, sauf à prononcer l’exclusion – si elle le peut – des coopérateurs ou à poursuivre la résolution judiciaire de ce contrat. La marge brute que les planteurs pouvaient recevoir jusqu’au terme de leur contrat aurait pu ainsi être réclamée en justice : ce qui fait une coquette somme ! Ce raisonnement pouvait aussi être suivi par les arracheurs. En entrant dans un lien contractuel avec les planteurs, ils ont nourri l’attente légitime de pouvoir leur fournir leurs prestations d’arrachage jusqu’au terme du contrat de coopération de leur cocontractant. L’extinction fautive du contrat de coopération par Cristal Union leur cause un préjudice financier, de même ampleur, dont ils seraient attitrés à demander réparation sur le terrain de la responsabilité civile délictuelle, conformément à une jurisprudence constante de la Cour de cassation.
Il faut croire que la direction de Cristal Union était consciente de cette épée de Damoclès, puisque, prenant les devants, elle a diffusé auprès des planteurs en octobre 2019 une lettre par laquelle elle leur a proposé une indemnisation de 1000 € par hectare, 100 € supplémentaires étant alloués aux arracheurs de chaque planteur concerné. Disons-le franchement : de telles indemnités ne représentent qu’une fraction infime (un dixième pour certains) de celle qu’ils auraient pu obtenir peut-être en justice. Mais, voilà, ce peut-être fait toute la différence et Cristal Union le sait très bien. L’évaluation des indemnités dépend en effet, en dernier lieu, de la situation financière de la coopérative. Or celle-ci s’est toujours refusée, non seulement à publier ses comptes annuels, mais aussi à les communiquer dans le cadre de ses négociations avec les planteurs et leur syndicat (CGB). Pire, s’ils sont parvenus à la condamner en référé à les leur transmettre sous astreinte, Cristal Union a toujours refusé d’exécuter cette décision ! Bien que soupçonnant une défense mensongère, les agriculteurs et les ETA n’ont ainsi jamais pu collecter une preuve indubitable de leur bon droit…
Or les planteurs et les arracheurs faisaient la plus grosse partie de leur chiffre d’affaires avec l’usine de Bourdon. Ils doivent faire face désormais, sans revenus, aux échéances de leurs crédits - celui qui a permis l’acquisition de leur exploitation, pour les planteurs, celui lié à l’acquisition des arracheuses, pour les arracheurs. Tous ne peuvent se permettre d’initier une procédure incertaine qui durerait plusieurs années, surtout si une expertise venait être ordonnée à la demande de Cristal Union. Apeurés par les difficultés de trésorerie à venir, ils ont donc été contraints d’accepter l’obole qu’on leur jetait. On comprend qu’ils aient baissé les bras, devant une telle machine de guerre, sournoise et rodée. Le capitalisme broie sans rémission les petits et les faibles et, comble de l’hypocrisie, se pare ce faisant des beaux atours de la compassion. Il n’est, pour s’en défendre, que de refuser de l’abonder. Si les français ont encore le sens de l’honneur et de la solidarité, ils se donneront désormais la consigne de ne plus jamais acheter – s’ils le faisaient – du sucre Daddy, produit par Cristal Union. Un crime ne doit jamais rester impuni.
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