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Photo du rédacteurJean Le Hussard

Le clan familial au Moyen Age : la réserve et la légitime contre les testaments (6/6)


Les études historiques et anthropologiques nous apprennent que le testament, acte par lequel un propriétaire dispose unilatéralement de ses biens pour le jour de son trépas (« à cause de mort »), n’était pas une institution répandue parmi les peuples et ne peut donc être qualifiée de naturelle. Les grecs ne l’admirent que sous Solon au début VIe siècle av. NSJC et à des conditions très strictes. Les germains, du temps de Tacite, l’ignoraient totalement (De Germanica, chap. XX), de même que les Francs dont la loi Salique n’en dit mot au titre LIX sur les successions De Alodis. Les vikings ne l’admettaient non plus, pas plus qu’originellement les normands qui furent leurs descendants. Pour tous ces peuples, le droit qu’un homme a sur ses biens ne peut qu’être transitoire. S’il peut emporter dans sa tombe ses armes et ses bijoux et consacrer plus largement une fraction de sa succession (la « part du mort ») à sa sépulture et au prix de son passage dans l’au-delà, ses biens échoient de plein droit à sa tribu ou sa famille : il les tient d’eux, il doit les leur laisser (P. Ourliac et J.-L. Gazzaniga, Histoire du droit privé français, éd. Albin Michel, 1985, p. 317). A l’époque carolingienne (IXe siècle), la liberté de tester se trouve progressivement reconnue et les testaments se répandent dans tout le Royaume, pourvoyant en legs les paroisses et monastères pour le salut des fidèles. La pratique de ces testaments prend assise sur des extraits du Code théodosien romain que compilaient, à l’attention des populations gallo-romaines vaincues, la loi Gombette burgonde (lex Burgundionum ou lex Gombata, LX, 1 et 2 ; XLIII, 1) et le Bréviaire d’Alaric wisigoth (II, 5, 3). La capacité de rédiger un testament (factio testamenti), institution d’origine plébéienne (Ganz, Das Erbrecht, t. II, p. 31 et s.), constituait en effet depuis la loi des XII Tables une prérogative majeure et topique du citoyen romain. Alors même que le droit romain en était venu à la fin de la République et au début de l’Empire à lui apporter une série de limitations, la liberté de tester prit dans certaines régions du Royaume de France, notamment dans le Midi, une telle ampleur que la coutume de Montpellier (art. 59) de 1204 disposait sans exception que le père pouvait donner à quiconque tout ce qu’il voudrait (quicquid voluerit).

Il semble que les pères de famille en abusèrent au XIIe siècle, soit pour subvenir à la croisade outre-mer, soit pour les besoins d’un commerce, soit pour avantager un de leurs enfants ou parents. Les familles, ulcérées par ces legs ou donations à cause de mort, notamment lorsqu’elles portaient sur des biens immobiliers familiaux (« propres »), réagirent et obtinrent à partir de 1179 (J. de Laplanche, La réserve coutumière dans l’ancien droit français, 1925, n° 486, p. 163) dans les pays de coutume (Ouest, Nord, Paris, Est) et quelques pays de droit écrit (Auvergne, Bourbonnais) que leur soit reconnue sur l’actif successoral une « réserve coutumière ». Cette réserve désignait une quotité indisponible de biens, dont l’assiette et le quantum était variable en fonction des coutumes, que le testateur ne pouvait léguer voire donner à cause de mort : part « raisonnable » des propres et des meubles familiaux en Auvergne, totalité des propres à Sedan, Epinal, Metz et Verdun, deux tiers des propres et acquêts en Normandie, en Bretagne, Anjou, une partie du Poitou et certaines coutumes de Picardie, quatre cinquième (« quatre quints ») des propres légués - mais non donnés - à Paris, en région parisienne et à Orléans. A l’instar du retrait lignager, qui était destiné à contenir les actes de disposition du vivant de l’aliénateur, la réserve coutumière bénéficiait au lignage d’où était issu le bien légué ou donné à cause de mort – si bien qu’on la nomma plus tard « réserve lignagère ». Elle ne profitait donc pas seulement aux enfants, frères et sœurs et ascendants immédiats, puisqu’elle octroyait une part indisponible de l’hérédité (pars hereditatem) à une parentèle beaucoup plus étendue : non seulement les précédents, mais aussi les oncles et tantes, cousins, neveux et nièces et ascendants plus éloignés. Tous intervenaient comme héritiers du défunt testateur, ayant la saisine de ses actifs et pouvant défendre par voie de revendication contre les prétentions du légataire à en prendre possession sur la foi du testament. En d’autres termes, cette réserve coutumière consacrait de manière éclatante, comme le retrait lignager et antérieurement la laudatio parentum et l’offre au proisme, une forme de copropriété latente du clan familial sur les biens d’un de ses membres. Elle protégeait les biens propres, par essence familiaux, et parfois mêmes les acquêts, des convoitises des tiers se faisant récompenser leur assiduité, leur séduction, leur emprise par des dispositions testamentaires en leur faveur. Elle était donc un rempart de la communauté familiale, dont elle assurait la solidité et l’unité, contre les tentatives de prédation des étrangers.

Tout autre était l’esprit de la « légitime romaine » qu’en étudiant les Institutes et le Digeste de Justinien (VIe siècle) les juristes méridionaux transposèrent à la même époque dans les droits locaux du Midi. Au lecteur profane il faut rappeler brièvement que la légitime romaine protégeait uniquement les enfants du testateur, ses père et mère et, s’ils étaient dépouillés au profit d’une personne infâme (turpis persona), les frères et sœurs contre les legs octroyés à d’autres dès lors qu’ils portaient sur une part indisponible du patrimoine du de cujus : initialement un quart de ses actifs (d’où le nom de quarta legitimae partis) puis, sous Justinien, un tiers quand il laissait quatre enfants au plus et la moitié quand il en laissait cinq ou plus. L’idée sous-jacente de cette institution, apparue à l’époque chrétienne de l’Empire, était de contraindre tout père de famille à une charité minimale envers son cercle familial très proche (officia pietatis), celui qu’aujourd’hui on désignerait, dans le langage sociologique, du nom de « famille nucléaire » ou, dans un langage péjoratif, la « famille bourgeoise ». Toutes les fois que cette part indisponible des actifs du défunt avait été léguée par testament ou donnée, ces héritiers légitimaires pouvaient engager devant les tribunaux une action en nullité du testament (querela inofficiosi testamenti) ou de la donation (querela inofficiosae donationis), dans l’hypothèse où le testateur ne leur avait rien laissé, ou une action en complément quand il ne les avait pas pourvus suffisamment. Ce faisant, ils exerçaient une action personnelle et non réelle, et n’agissaient pas comme héritiers d’une partie de l’héritage (pars hereditatem) mais en qualité de créanciers d’une fraction de ses biens (pars bonorum).

Le succès de la légitime romaine, jugée « plus humaine » par de grands juristes médiévaux tels Pierre Fontaine et Beaumanoir, fondit littéralement sur les pays de droit écrit dans le Royaume de France et vint même au XVIe siècle se greffer à la réserve coutumière à Paris et en Île-de-France, d’abord par un arrêt du Parlement de Paris de 1555 puis dans la nouvelle coutume de Paris de 1580 (art. 298), que rejoignit celle d’Orléans (art. 274). La place nous manque ici pour faire l’étude détaillée de l’application conjointe qui était faite de la réserve coutumière et de la légitime romaine dans les successions parisiennes et orléanes. Le point capital, pour notre démonstration, est de saisir que la légitime romaine a progressivement effacé la réserve dans le droit parisien, ce qui n’est pas anodin quand l’on se souvient qu’il était considéré à la fin de l’Ancien Régime comme le droit commun du Royaume. Or cette institution censée préserver un cercle familial étroit était surtout utilisée pour le diviser ! Les cadets et les sœurs jaloux et frustrés intentaient l’action en nullité ou en complément contre leur frère aîné, privilégié par des mesures testamentaires, alors même que celui-ci supportait en contrepartie des charges dont ils étaient exempts. C’est donc cette légitime romaine que le Code civil individualiste et anti-communautaire de 1804 conserva seule - au profit uniquement des enfants - sous le nom trompeur de « réserve héréditaire ». Par quoi l’on voit que la substitution, amorcée sous la monarchie au XVIe siècle, de la légitime romaine à la réserve coutumière allait consommer le remplacement de l’esprit communautaire du clan familial par l’esprit individualiste, cher à la Renaissance, de la famille restreinte et ce, bien avant la Révolution (dite) française.

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