Rédigée dans un latin passablement grossier, la loi salique (Lex Salica) comprend un titre LIX De Alodis dédié aux questions successorales dont le sens, on va le voir, est tout sauf limpide. Signalons en premier lieu que le mot alodus (dont alodis est le génitif) ne désigne pas un mot connu des romains, mais dérive d’un mot de la langue franque. Selon des savants allemands du XIXe siècle (Grimm et Eichhorn), adoptés par de nombreux professeurs français (Auguste Thierry, J.-M. Pardessus), alodus viendrait du franc al-ôd, qui signifie « tout propre (sien) », « entièrement propre (sien) », « totale propriété ». Les auteurs, au XIXe siècle, en concluaient que les alodes désignaient des biens faisant l’objet d’une propriété parfaite, non grevée par les droits d’un tiers, notamment aux rois mérovingiens puis carolingiens, dont nombre de francs tiraient leurs privilèges (beneficium). Cela explique que certains traduisent anachroniquement les alodes en « alleux », qui désignent des terres franches de tous droits, dont les juristes rendent compte à partir du Xe siècle.
Aujourd’hui, il s’enseigne que ces alodes seraient une catégorie de biens encore plus spécifique que des biens non grevés (J.-P. Lévy et A. Castaldo, Histoire du droit civil, Précis Dalloz, 1re éd., n° 791). Ce seraient les « biens propres » au défunt, mobiliers ou immobiliers, hérités des ancêtres, par opposition aux biens grevés des droits d’un tiers (beneficium) et aux biens non grevés acquis de son vivant (comparatum, qu’on appellera au Moyen Age les meubles et acquêts). En second lieu, les règles posées pour ces alodes ne précisent pas l’identité sexuelle du de cujus. Le texte emploie le mot latin quis, qui signifie quelqu’un. N’oublions pas qu’en latin, quis est de genre masculin et qu’il existe une forme féminine (quae) et neutre (quod). Il s’en déduirait que les règles posées par la Lex Salica concernent la succession d’un homme et non celle d’une femme. Pourtant, nous verrons que cette loi n’est cohérente que si elle régit les successions des hommes et des femmes. Puisque la loi salique ne régit que le statut des francs à l’exclusion de celui des gallo-romains, supposons donc que notre de cujus est un homme franc ou une femme franque.
Ces précisions liminaires apportées, livrons dans sa forme originale en latin l’ordre successoral pour le moins énigmatique de la loi salique : « 1. Si quis mortuus fuerit et filios non demiserit, si mater sua superfuerit, ipsa in hereditatem succedat. 2. Si mater non fuerit et fratrem aut sororem dimiserit, ipsi in hereditatem succedant. 3. Tunc si ipsi non fuerint, soror matris in hereditatem succedat. 4. Et inde de illis generationibus, quicumque proximior fuerit, ille in hereditatem succedat. 5. De terra vero nulla in muliere hereditas non pertinebit, sed ad virilem secum (leg. sexum) qui fratres fuerint tota terra perteneunt ».
Le premier ordre est occupé par les fils (§§1 et 5). Filios est en effet l’accusatif pluriel du singulier filius (fils). Nombre d’auteurs considèrent cependant que tous les enfants (pueros en latin), fils et filles, du défunt héritaient. Nous partageons leur avis pour deux raisons. Le cinquième alinéa exclue de l’héritage des terres les filles du défunt, sœurs du ou des fils héritiers : ce qui suggère a contrario qu’elles héritaient des autres alodes (bétail, mobilier, esclaves) comme leurs frères. Nous verrons par ailleurs que les sœurs du défunt pouvaient hériter de ces alodes en troisième ordre (fratrem aut sororem, § 2). Il serait pour le moins injustifié que les filles fussent exclues de ces alodes alors même que leur tante maternelle ne l’était pas. Les filles devaient donc en hériter avec leurs frères. En revanche, s’agissant des terres et contrairement à ce que prétendent Lévy et Castaldo (op. cit., n° 791), il n’est pas certain du tout que les fils aient eu seulement la préférence sur les filles. Il semble, à lire le cinquième alinéa du texte précité, qu’elles n’héritaient pas des terres, même quand elles n’avaient pas de frères. Plutôt que de les considérer inaptes à l’exploitation d’une terre, le droit franc devait craindre qu’elles l’apportent à leur mari à titre de dot : un bien familial serait ainsi transféré à un autre clan. En cela, le droit franc est plus direct et brutal que le droit romain archaïque qui admettait que la fille non mariée héritât mais qui, vraisemblablement, déclenchait une succession de son vivant lorsqu’elle quittait sa famille pour se marier sous l’emprise d’un tiers (cum manu). La loi salique est cependant obscure sur l’identité des femmes qu’ils visent. D’un côté, il donne à croire qu’il n’exclue de l’héritage que les filles, dont les frères auraient seuls une vocation successorale (qui fratres fuerint tota terra perteneunt). La grand-mère (§ 1) et la tante maternelle (§ 2) pourraient donc en hériter. D’un autre côté, il semble inclure toutes les femmes dans cette interdiction d’hériter de la terre des ancêtres (de terra vero nulla in muliere hereditas non pertinebit). La cohérence des alinéas du texte entre eux nous fait pencher pour cette seconde interprétation, qui serait conforme au demeurant à la vision clanique indo-européenne de la terre, en cours à l’époque.
Les difficultés s’accroissent à l’examen du deuxième ordre qui hérite à défaut de fils : la mère du défunt (mater). Deux interprétations nous en paraissent possibles. Certains auteurs allemands, tels Bachofen, avaient estimé à la lecture de l’œuvre De Germanica de l’historien romain Tacite que les germains, dont descendent les francs saliens, composaient une société matriarcale ayant adopté un droit successoral matrilinéaire. Ceci signifierait que les alodes du défunt, même les terres, reviendraient à sa mère parce qu’ils seraient issus de la famille de celle-ci. Dans cette vision des choses, le père du défunt, comme ses parents, n’aurait aucun droit dans sa succession, même s’il est vivant à la mort de son fils. S’en trouverait certes éclairé le quatrième ordre de succession, à savoir l’héritage des alodes du défunt par sa tante maternelle (soror mater) laquelle, dans les tribus germaines, remplit le rôle de deuxième mère pour celui qui n’en a plus. Séduisante en apparence, cette théorie achoppe toutefois sur deux difficultés insurmontables. Comment se fait-il que le de cujus n’est pas nécessairement une femme (quis et non quae), alors que seules les femmes héritent dans un système matrilinéaire ? Et pourquoi l’héritier de premier ordre est-il le fils et non la fille alors que dans un tel régime seules les filles devraient succéder aux biens de la famille ? Pire, le maintien des biens dans la famille maternelle ne pourrait longtemps être assuré si le fils venait à décéder après avoir hérité de son père : les biens de sa famille remonteraient, à défaut de petits-fils (1er ordre), à sa mère, qui n’est autre que l’épouse de son père, le défunt précédent. Les biens auraient ainsi été transférés de la famille de sa mère à celle de son épouse : ce qui paraît invraisemblable quand on songe que le droit franc, comme tous les autres droits à l’époque, excluent l’épouse de la succession de son mari. Elle n’est mentionnée du reste dans aucun des cinq alinéas du titre LIX de la loi salique. Preuve décisive nous paraît donc apportée qu’en droit franc, les biens issus des ancêtres ne proviennent pas de la famille maternelle du de cujus. Nous supposons par conséquent que les alodes ont été hérités par le défunt, avant sa mort, de son propre père précédemment décédé. Il s’en déduit, par hypothèse, que le défunt n’a plus de père vivant, ce qui explique, s’il n’a pas de descendants mâles, que vienne à sa succession sa seule mère, survivante, et non son père (§1).
Il n’en demeure pas moins que le système franc est énigmatique. Les biens de la famille du père du de cujus ne remontent pas à cette famille, comme en droit romain, mais à la famille de sa mère représentée en deuxième ordre par celle-ci (§1) ou, à défaut de frère ou de sœur (fratrem aut sororem) (§2), en quatrième ordre par la tante maternelle (soror matris) (§ 3). Le troisième rang des frères et sœurs du défunt (§2) est logique, du moins pour les alodes autres que la terre. Si leur mère hérite de ces alodes à la suite du décès de leur frère, ils lui permettent de survivre au quotidien durant le reste de sa vie et ses enfants, lesdits frères et sœurs, en hériteront à sa mort en tout état de cause. S’il s’agit en revanche de terres, nous comprenons qu’en l’absence de fils elles étaient dévolues au(x) frère(s) seulement du défunt, à l’exclusion de sa mère ou de ses sœurs. Il n’en demeure pas moins que ce rang successoral de la mère aux alodes autres que la terre est parfaitement insolite. Il revient en effet, si le défunt est un homme sans père, à entériner un transfert des biens de sa parentèle paternelle à sa parentèle maternelle. A défaut de frère ou de sœur, l’alode n’échoit ni à l’oncle paternel, ni à l’oncle maternel, mais à la tante maternelle (§ 3). L’oncle paternel ne semble donc hériter qu’en dernier lieu (§ 4), avec la tante paternelle et l’oncle maternelle, en tant que membre proche du défunt (quicumque proximior fuerit), alors qu’en droit romain patrilinéaire, il est le premier à hériter en qualité d’agnat. Peut-être cet oncle fondait-il, chez les francs, son propre clan et n’appartenait plus à celui du défunt, son frère.
Il apparaît en tout cas que cette préférence matrilinéaire, contraire aux règles romaines de succession des populations gallo-romaines, ne s’est pas maintenue longtemps après la Conquête, dans l’aristocratie franque. Force est d’observer en effet qu’elle est complètement étrangère, par le transfert qu’elle implique, à la règle paterna paternis materna maternis qui, à partir du XIIe siècle, distribuera la succession aux biens propres entre les branches paternelle et maternelle du défunt, qu’il soit noble ou roturier, en fonction de la provenance de ces biens. Il nous faut conclure que l’influence du droit théodosien propagée par le Bréviaire d’Alaric a été sans doute plus déterminante dans l’éclosion de cette règle. C’est dire, en définitive, que les gallo-romains vaincus ont fini par imposer leur droit successoral aux francs vainqueurs !
Comments