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Photo du rédacteurJean Le Hussard

Le clan familial au Moyen Age : son intervention dans la gestion du patrimoine (4/6)

Dernière mise à jour : 25 mai 2020


Il est fascinant d’observer à quel degré - inimaginable pour nos contemporains drogués d’individualisme - la famille médiévale s’immisçait dans la gestion patrimoniale. Cette intervention n’était évidemment pas dépourvue de motif : liée à l’origine familiale du bien considéré, par hypothèse hérité ou reçu en donation, elle ne fut admise au Moyen Age que lorsqu’il était question de vendre ou de donner à un étranger des biens familiaux. Sauf exceptions locales, la parentèle n’était nullement attitrée à empêcher, entraver ou contrecarrer la vente des biens acquis par l’un des siens (les meubles et acquêts) ou, pour les nobles, de ses fiefs. Cette pression familiale ne s’est d’ailleurs exercée que par paliers au fil des siècles, d’abord pour s’affermir puis, à mesure des réticences qu’elle suscitait, pour s’assouplir jusqu’à parvenir à un équilibre raisonnable. Il est très vraisemblable qu’elle puise sa genèse lointaine dans les droits successoraux que le Bréviaire d’Alaric (Ve siècle) et le Liber iudiciorum de Receswinthe (VIIe siècle), ainsi que nous l’avons vu dans nos précédentes chroniques, reconnaissaient aux membres de la famille dont provenait le bien en succession. Le délitement de l’empire carolingien, sur les décombres duquel vint se nourrir la féodalité et le resserrement des liens de communauté, favorisé par l’insécurité et l’atonie économique, contribuèrent à faire émerger des mécanismes juridiques de contrôle familial sur les biens dits « propres » (à une parentèle). Les modalités en varièrent à de multiples reprises, ainsi que nous le verrons, mais se rattachent toutes, sur le plan technique, à l’idée d’une copropriété familiale latente que les historiens du droit ont identifié sur ces biens propres.

Les prémices médiévales d’une pression familiale préventive, frustre et intimidante se repèrent dès l’époque franque (VIIe siècle) dans les actes privés de donation d’un bien de famille (hereditagium). Des imprécations, malédictions et anathèmes sont stipulés par le donateur pour dissuader le donataire – par hypothèse un fils ou une fille, un cousin, un frère ou une sœur ou encore des neveux – de s’en séparer de son vivant. Assurément, aucun document écrit n’accrédite à cette époque l’idée que fut exposé à l’annulation judiciaire l’acte de disposition (vente, donation) qu’il avait néanmoins consenti ensuite à un tiers. Il semble que le contrevenant avait seulement à régler une « amende » - en somme des dommages-intérêts - au parent qui l’avait gratifié. Il est vrai toutefois que la perspective d’une excommunication, en des temps où la Foi irradiait toute la société, pouvait faire hésiter le donataire ; à tel enseigne que pour s’excuser par avance d’un tel acte de disposition, le disposant jurait habituellement sa pauvreté (pauperte cogente) lorsqu’il devait se résoudre à vendre le bien de famille reçu en donation, comme s’il était peu assuré d’en avoir le droit (J.-P. Lévy et A. Castaldo, Histoire du droit civil, Précis Dalloz, 1re éd., n° 405). L’un des premiers coutumiers du Moyen Age, Li livres de Jostice et de Plet, répétera que l’on peut vendre son héritage « por son besoing, non por son preu » (prix).

A partir du XIe siècle, une coutume se répandit un peu partout dans le Royaume de France, autant à Auch, à Paris que dans le Sud-Ouest, mais guère en Provence et Languedoc, terres d’élection du droit romain. Qui voulait vendre ou donner à un tiers un bien précédemment hérité ou donné par sa famille devait désormais recueillir le consentement exprès (laudatio parentum) de tous ses parents proches - même l’épouse ou le gendre - ou lointains, du moins consanguins. Pour ce faire, on allait en Bretagne jusqu’à procéder à une enquête pour découvrir tous les « rameaux » d’une parentèle (R. Grand, « Quelques survivances régionales d’une communauté de famille, RHD 1952, p. 178-194). Étaient ainsi convoqués des membres de la famille qui n’étaient nullement les successibles de l’aliénateur. Au XIIe siècle, sans doute après avoir constaté combien ces recherches étaient excessives, on ne s’enquérait plus que du consentement de tous les héritiers présomptifs : descendants, ascendants quand la coutume leur permettait d’en hériter, et collatéraux de la parentèle concernée. Ainsi la Coutume d’Artois ne permet-elle l’aliénation d’un bien propre que par « l’assentimens et le gré de son hoir (héritier), par povreté (ou) pour acheter plus souffisant heritage ». Selon les coutumes, cet accord devait être obtenu préalablement, concomitamment - par intervention à l’acte - ou parfois postérieurement à l’acte de vente ou de donation. Souvent, il se faisait moyennant rémunération… (Cartulaire Saint-Père, t. II, n° 75, acte de 1126). Une telle variété d’interventions ne devait pas être sans incidence sur la nature de la sanction infligée. On pressent que, dans le premier cas, le contrevenant encourait l’annulation de l’acte de disposition s’il n’avait pas ou n’avait pu recueillir l’autorisation préalable ; dans le second, qu’il ne pouvait signer cet acte si lesdits parents n’y intervenaient pas ; et dans le troisième, qu’il leur devait une indemnisation s’ils ne l’approuvaient pas par la suite. Il était fréquent en tout cas qu’à défaut de laudatio parentum, les parents lésés « challengent » le disposant par une calumnia portée devant les tribunaux (P. Ourliac et J.-L. Gazaniga, Histoire du droit privé français, de l’An Mil au Code civil, Albin Michel, 1985, p. 245). Des transactions dénommées « rachats », dont rendent compte les cartulaires d’Angers, de Chartres et de Redon, s’ensuivaient entre les parents du donateur ou vendeur et l’acheteur ou donataire, souvent un monastère.

A tout le moins, les sanctions devaient être suffisamment vigoureuses pour que d’aucuns aient jugé plus expédient de faire, avant toute vente à un étranger, une « offre au proisme », c’est-à-dire une offre de vente à ses proches parents, ainsi qu’en atteste une lettre du Pape Innocent IIII (PL, p. 215, p. 34). Ce procédé équivalait en somme à concéder à cette parentèle un droit de préemption contractuel exercé a priori (pre, avant ; emptio, achat). On en trouve un exemple célèbre dans le préambule d’un acte de vente de 1072 où l’on apprend que les propriétaires d’un bien immobilier, qui voulaient le vendre à l’abbaye de la Trinité de Vendôme en raison de la vie chère et de leur dénuement, en ont offert l’acquisition à leurs parents puis, sur le refus de ceux-ci, l’ont vendu à l’abbaye. Une nouvelle modalité différée, au deuxième degré en quelque sorte, de ce droit de préemption apparut à la fin du XIIe siècle. Les Chartes de Beauvais (1182) et d’Amiens (1190), plus tard des chartres bretonnes et l’ancienne Coutume de Touraine-Anjou font allusion à la clause qui, dans les actes de donations faites aux églises, stipulait que celles-ci s’engageaient, si elles venaient à revendre le bien donné, à le vendre par préférence aux parents du donateur.

Ce mécanisme préemptif finit par tomber en désuétude en matière de vente, tant il ralentissait et rendait onéreux les opérations de vente au détriment des vendeurs et acquéreurs. Aussi fut-il remplacé au XIIIe siècle, à Paris, en Poitou, en Bourbonnais, en Normandie, en Bretagne et en Champagne, par un système de reprise du bien opérant a posteriori, le « retrait lignager », appelé « torn » dans le Sud-Ouest. La parentèle intervenait désormais après la vente, sur un bien vendu (res vendita) et non plus sur un bien à vendre (res vendenda), pour l’acquérir exclusivement au détriment de l’acquéreur - ou indivisément avec lui comme le prescrivaient singulièrement les tribunaux normands (L. Delisle, Recueil des jugements de l’Echiquier de Normandie au XIIIe siècle, 1864, n° 91). Le retrait bénéficiait aux successibles du lignage concerné, généralement le plus proche en degré (Coutume de Beauvaisis) ou, plus souvent, le plus diligent (Coutume de Paris, art. 178 ; de Sedan, art. 219 ; de Bourges, VI, I ; de Berry, XIV, 5). On appliquait la règle paterna paternis materna maternis : en cas de vente des biens propres hérités du père ou donnés par celui-ci, tous les collatéraux, sans limite de degré, de la branche paternelle étaient en droit de retraire le bien vendu, et s’il s’agissait d’un bien hérité de la mère, tous les collatéraux de la branche maternelle. Le délai de cette reprise était variable selon les coutumes, tantôt d’un an et un jour, tantôt d’une semaine ou deux. Le ou les retrayants devaient bourse délier « à deniers découverts », payer comptant en langage moderne. Le retrait portait sur les biens immobiliers propres du disposant, à l’exclusion des meubles et acquêts, c’est-à-dire des biens acquis sans aide familiale : en aqueste n’a point de retraite écrivait au XIIIe siècle, dans un langage résonnant, le juriste Beaumanoir dans son traité sur la coutume du Beauvaisis (n° 1358) ; en conquêt ne git retrait répétera-t-on à l’envi quelques siècles plus tard. Enfin, le retrait s’exerçait à l’amiable, du moins au Moyen Age. Le ou les retrayants ne pouvaient évidemment retraire que « pour le marché garder », ce qui leur interdisait de spéculer sur le bien en le revendant. Le but de cette institution coutumière était donc de conserver les biens dans la famille. Le retrait lignager, plébiscité par la population, défendu par de grands juristes (Pothier et Bourjon au XVIIIe siècle), mais souvent décrié par les philosophes, survivra non sans remous aux siècles suivants, jusqu’à son abolition par le décret révolutionnaire du 17 juillet 1790. Il constituait pourtant l’évolution achevée des droits – que nous estimons naturels – de la parentèle sur les biens d’origine familiale.

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