Adoptée par l’Assemblée Nationale le 15 juin 2010, en pleine présidence Sarkozy, la formule entrepreneuriale de l’entrepreneur individuel à responsabilité limitée (EIRL), est revenue sur le devant de la scène avec le vote le 22 mai 2019, par la majorité LREM, de la loi n° 2019-486 relative à la croissance et la transformation des entreprises. Retenons de ce vernissage d’apparence incolore qu’il impose dorénavant à tout entrepreneur – qu’il soit une profession libérale, un commerçant, un artisan ou un agriculteur - de préciser, lorsqu’il crée son entreprise, s’il entend la mener en guise d’EIRL ou d’entrepreneur individuel engageant tout son patrimoine par ses actes professionnels (art. L. 526-5-1 C. com.).
La majorité présidentielle incite donc tout nouvel entrepreneur à engager une réflexion sur l’EIRL par laquelle le patrimoine, en principe unique, du créateur d’entreprise se trouve divisé en deux compartiments séparés (art. L. 526-6) : l’un, affecté, voué à répondre des seules dettes nées dans l’exercice de l’activité professionnelle, telles les dettes fournisseurs, les charges sociales et ordinales, l’impôt sur les sociétés ou les mensualités de crédit professionnel ; l’autre, général, destiné à régler toutes les dettes personnelles, à l’instar des dépenses ménagères, du crédit à la consommation, du crédit immobilier domestique ou de l’impôt sur le revenu. Et, pour le convaincre de préférer cette voie à la création d’une société dotée de la personnalité morale (EURL ou EARL par exemple), dont les formalités de constitution et de fonctionnement sont beaucoup lourdes, les députés marcheurs simplifient et allègent le coût des formalités de constitution du patrimoine professionnel. Ils suppriment l’ancienne déclaration dite complémentaire et admettent la modification de ce patrimoine par le simple dépôt d’un bilan dont les éléments d’actif sont retranchés ou complétés (art. L. 526-8-1). Ils abrogent enfin le cas de confusion des deux patrimoines qui menaçait tout EIRL qui ne respectait pas scrupuleusement les formalités de constitution et d’altération de son patrimoine affecté. En matière agricole, il est toujours précisé que l’EIRL peut ne pas apporter ses terres à son entreprise (art. L. 526-6 dernier alinéa).
Une telle promotion n’est pas anodine, en un temps où règne désormais sans entraves le capitalisme mondial et financier. Le plus vieux fantasme du capitalisme n’est-il pas, depuis la création de commandites par actions à la fin du XVIIIe siècle puis des sociétés anonymes sous le Second Empire libéral, celui de grossir indéfiniment les profits tout en soustrayant le patrimoine du capitaliste aux dettes que génèrent ses investissements ? Pour atteindre ce résultat asymétrique propre à duper les créanciers professionnels les moins informés, les juristes n’avaient rien trouvé mieux que de recourir à une fiction : concevoir que le groupement de personnes physiques, unissant divers entrepreneurs et bailleurs de fonds liés par un contrat de société (art. 1832 C. civ.), constituait, par le jeu d’une simple formalité administrative, l’immatriculation au registre du commerce et des sociétés, une personne juridique à part entière dont le patrimoine était réputé distinct du leur (art. 1842 C. civ.). Comble de l’absurde, ladite personne était qualifiée de « morale » ! Le système a fait si bien des émules que la loi en est venue à autoriser un seul entrepreneur à constituer une personne morale pour lui servir de doublon (EIRL, SASU). Avec l’EIRL, le capitaliste jette le masque. Fi de la personne morale, cette hypocrisie : l’entrepreneur n’y répond pas, sur son patrimoine général, des dettes d’une société, mais de ses propres dettes professionnelles. Les créanciers professionnels n’ont pour gage que son patrimoine affecté à son exercice professionnel et tant pis pour eux s’il est inconsistant. Quant aux créanciers personnels, ils ne peuvent saisir le compte bancaire professionnel de leur débiteur, ni ses actifs professionnels.
Ce qui pourrait apparaître comme un retour à la réalité dissimule au vrai la promotion d’un mécanisme douteux, à tout le moins sans précédent dans notre culture juridique. Ce n’est pas le moindre des mérites de Me Damien Viguier, dont nous avons signalé un ouvrage dans une précédente chronique, de révéler dans un autre opus, Du pécule au capital (éd. KK, 2017), de dénoncer seul et contre tous cette hérésie juridique. Selon cet auteur, le système de l’EIRL, que ses promoteurs ont rattaché à une théorie allemande remontant au XIXe siècle, celle du patrimoine d’affectation du Professeur Brinz, est une « monstruosité » qui assure fort mal la balance des intérêts respectifs de l’entrepreneur, de ses créanciers professionnels et de ses créanciers personnels. Ces derniers ne sont habilités en effet, selon les dispositions de la loi (art. L. 526-12 C. com.), qu’à exercer des poursuites sur les biens personnels de leur débiteur et sur la rémunération qu’il se verse. Ils ne peuvent atteindre les biens composant son patrimoine affecté, en particulier son compte bancaire professionnel, alors même qu’ils ne sont pas spécialement informés qu’il exerce par ailleurs son activité professionnelle en tant qu’EIRL (quand bien même l’information en est publiée sur un site spécialisé). Quant aux créanciers professionnels, ils sont certes sans ressources si l’EIRL n’a pas de biens nécessaires ou de biens utiles à affecter à son activité et s’il ne prospère pas. Il leur est refusé même de saisir les biens personnels de leur débiteur. Mais, au moins, ils connaissent d’emblée sa situation quand ils contractent avec lui, puisqu'il se doit de leur afficher son statut d’EIRL.
Plus gravement, cette scission patrimoniale brutale, un brin malicieuse, méprise de plein fouet notre tradition juridique. Le trait commun des institutions, aujourd’hui disparues (adrogation du droit romain, dot de l’ancien régime, succession sous bénéfice d’inventaire antérieure à la loi de 2006, ancien contrat de commandite), qui organisaient une affectation patrimoniale, était en effet de ne voir dans le prétendu « patrimoine affecté » qu’une masse spéciale de biens se trouvant, non pas séparée du patrimoine général, mais seulement isolée en son sein. Sur cette masse spéciale, les créanciers dont les droits étaient nés à l’occasion de sa gestion, disposaient d’un privilège en contrepartie du fait qu’ils ne pouvaient poursuivre le débiteur sur ses autres biens. En revanche, les autres créanciers, qui n’avaient nulle raison de subir une scission patrimoniale qu’ils n’avaient pas accepté après tout, pouvaient saisir la masse spéciale, pour peu qu'ils s'y emploient en rang subsidiaire.
Me Viguier, qui à notre connaissance est le premier auteur à déduire d’institutions anciennes les principes généraux d’une saine affectation du patrimoine, parvient, au terme de son analyse, à les rattacher toutes à une institution modèle complètement oubliée du droit romain : le pécule (peculium) du fils de famille (filius familiae) ou de l’esclave (servus). Ici, il nous faut prévenir le lecteur, s’il advenait qu’il eut quelques notions de droit romain apprises hâtivement sur les bancs d’une Université. La présentation que l’auteur fait du pécule est tout simplement déconcertante de prime abord. Elle ne correspond guère à celle qu’en font les professeurs de la fin du XXe siècle (Giffard, Villiers, Macqueron, Lévy). Ceux-ci nous expliquent qu’en droit romain ancien, contemporain de la loi des XII Tables, il était de principe que le père de famille (paterfamilias), seul doté au sein de la famille de la capacité juridique de contracter, ne pouvait être engagé par ses fils et ses esclaves que s’il résultait des créances de leur activité et non des dettes. Vers la fin de la République romaine, les juges (pretores) en vinrent, pour les nécessités du commerce alors florissant, à conférer aux cocontractants de l’esclave et du fils diverses actions contre le père de famille toutes les fois que de cette activité naissaient une dette à leur endroit. Selon la présentation contemporaine, ces actions se divisaient en deux groupes distincts. Toutes les fois que le père de famille avait donné l’ordre à son fils ou son esclave de conclure une affaire, ou lui avait remis un navire pour l’appareiller, ou lui avait remis des fonds pour créer ou faire croître un commerce, le prêteur offrait au créancier une action adjectia qualitatis (à savoir, selon les hypothèses, une actio quod iussu dans le premier cas, une actio exercitoria dans le second et une actio institutoria dans le troisième). Ces actions s’exerçaient à l’encontre du père de famille en vue d’obtenir le règlement de l’intégralité de la dette (in solidum). Le tiers obtenait ainsi, à lire le jurisconsulte romain Ulpien, un second débiteur (« duos debitores »), le paterfamiliaset son fils ou esclave - ce qui est curieux dans la mesure où les esclaves et les fils ne pouvaient être poursuivis en justice, faute de personnalité juridique. Sans doute cet illustre jurisconsulte voulait-il seulement rappeler que ces personnes en puissance (alieni iuris) étaient tenues débitrices d’une obligation naturelle (naturalis) envers le créancier. En revanche, dans l’hypothèse différente où celui qui demeurait en sa puissance avait reçu de sa part une somme d’argent (peculium) et contracté avec les tiers sans l’en aviser, ceux-ci n’avaient qu’une actio de peculio ou une actio de in rem verso contre le paterfamilias, leur permettant d’obtenir le règlement de la dette à hauteur du montant initial – et non final – du pécule ou dans la limite de son enrichissement.
Il nous a fallu relire d’anciens auteurs, Lagrange (1850) et Girard (1906), pour comprendre que cette description contemporaine est fallacieuse. Elle omet de préciser que l’action du tiers devant le prêteur comportait une formule de condamnation (condemnatio) qui offrait au prêteur la possibilité de condamner le père de famille au tout s’il s’avérait avoir consenti à l’affaire, ou au seul montant du pécule s’il n’y avait pas consenti. Or, il n’échappera pas à votre sagacité, d’une part, que dans toutes les hypothèses entrevues, le père de famille remet nécessairement une somme d’argent à l’esclave ou à son fils qui n’ont pas de biens propres, cette somme pouvant a posteriori être qualifiée de pécule ; d’autre part, que le consentement initial du père n’est pas connu du cocontractant –les affirmations de l’esclave ou du fils pouvant être fantaisistes – et que, selon Ulpien, le père pouvait confirmer son autorisation initiale pendant la procédure judiciaire, voire après. Autrement dit, il appartenait au père, par une simple déclaration – confirmation ou dénégation de son accord - d’opter pour des poursuites sur la totalité de son patrimoine ou sur le pécule. Ce choix eût été absurde si les droits du créancier sur les biens compris dans son gage général étaient identiques. Précisément, du fait qu’une actio tributoria permettait à un créancier du pécule de se faire payer avant les créanciers personnels du paterfamilias, on doit déduire que la restriction de ses poursuites au pécule s’accompagnait, en contrepartie, d’un privilège dans l’ordre de paiement.
C’est cette double règle totalement méconnue aujourd’hui – le choix confié au titulaire de scinder ou non son patrimoine et le privilège conféré au créancier de la masse affectée de s’y payer par préférence aux créanciers ordinaires - que Me Damien Viguier décrit comme un élément fondamental du pécule romain, qu’il transpose dans tous les autres cas historiques ou actuels d’affectation patrimoniale et dont il dénonce l’absence dans le mécanisme de l’EIRL. Assurément, il nous paraît improbable que cette analyse historiquement remarquable puisse être sollicitée par la jurisprudence pour dévier l’interprétation du régime de l’EIRL qui résulte de dispositions expresses de la loi. A tout le moins nous confirme-t-elle l’état de décrépitude de la culture juridique de nos gouvernants et le sentiment que nous avons, qu’ayant voulu faire tabula rasa du passé, ils nous guident en roue libre. Or, tout un chacun pressent spontanément qu’à perdre sa cohérence, le droit finit par devenir inique.
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