« Lorsque la Chine se réveillera, le monde tremblera ». Nul n’a oublié cette prédiction stupéfiante de Napoléon Ier, faite en un temps où l’Empire du Milieu, en sévère déclin, faisait la convoitise des puissances européennes. En deux décennies à peine, la Chine s’est hissée au deuxième rang des pays au plus fort produit intérieur brut (PIB) à 14 217 milliards de dollars. Elle dépasse désormais les Etats-Unis par le nombre des entreprises faisant partie des plus grandes entreprises mondiales (Fortune Global 500). D’être devenue une nation supérieure ne lui a cependant pas fait renier une certaine adresse et finesse dans l’élaboration et l’application de sa stratégie de conquête économique en Afrique et en Europe. La revue Capital s’en fait l’écho dans son tirage de novembre 2019, où sont abondamment décrits les habiles et fructueux procédés par lesquels des sociétés chinoises implantent des filiales en France, dont la dénomination (Aliexpress, Haier, Oppo, Alibaba, Bolt, Feida, TikTok, Wiko, Hikvision) ne laisse aucunement présager une détention à 100 % du capital par de grandes entreprises chinoises. Savoir que les consommateurs français se laissent aisément duper et se font complices malgré eux de cette prédation économique dissimulée ne nous enchante guère. On ne saurait répliquer que ce phénomène n’a rien d’irréversible en ce qu’il affecte des services ou des biens de consommation dont, du jour au lendemain, nos compatriotes pourraient se défaire. Songeons que chaque fois qu’un produit chinois est acheté, c’est un produit français qui ne l’est pas, avec tout ce que cette abstention charrie de tragique pour notre économie nationale (fermeture d’usine, licenciement des salariés, perte irrémédiable d’un savoir-faire). Il suffit de jouer au jeu de société La France en questions édité par Ferriot Productions dans les années 1980 pour conclure, non sans amertume, que les centaines de fleurons de l’industrie française qui sont citées dans ce jeu ont été rayées de notre géographie.
Cette expansion industrielle et tertiaire de la Chine dans notre métropole se double aujourd’hui d’un phénomène, plus inquiétant et encore passablement confidentiel : celui de l’emprise croissante de notre secteur agricole par des grandes firmes chinoises. Rappelons, d’emblée, que la Chine a besoin de nourrir 1,4 milliards de chinois, soit 20 % de la population mondiale, alors que la raréfaction de ses terres arables (120 millions d’hectares dont 4 millions irriguées par de l’eau polluée, 8 % seulement des terres mondiales), causée par une industrialisation et une urbanisation effrénées, rend ce défi, annoncé par Lester Brown depuis 1995, des plus préoccupants pour Xi Jenping. Signalons, à l’adresse de ceux qui inclineraient à s’en apitoyer, que pour ne rien arranger à l’affaire, les chinois pratiquent un gaspillage alimentaire effarant, tel que le gouvernement a été contraint de lancer une campagne publicitaire pour y mettre le frein. Quoi qu’il en soit de la situation chinoise, qui franchement ne nous intéresse que par ses effets sur notre sol, il apparaît que les firmes de l’Empire du milieu ont décidé depuis cette décennie précédente de conquérir notre secteur agricole. Le 28 septembre 2014, l’entreprise Sinutra, le troisième fabricant chinois de produits laitiers, inaugurait à Carhaix, dans les Côtes d’Armor, la plus grande usine du monde de lait infantile. Dans le milieu viticole, Haichang, dirigé par Naijie Qu, a acquis vingt-sept châteaux dans le vignoble bordelais, où il a investi 60 millions d’euros pour des bordeaux entrée de gamme. En janvier 2018, le Château Bellefont-Belcier, grand-cru saint-émilion, était arraché par la société Vignoble K de l’homme d’affaires Peter Kwok. En avril 2018, le château de Lagorce (AOC Bordeaux à Targon), propriété de 43 hectares de vignes de production, remontant à l’époque gallo-romaine, était vendu avec son stock à la SCEA Degore, une filiale française d’un groupe de distribution chinois. Aujourd’hui, 160 châteaux producteurs de vins seraient passés sous pavillon chinois en une dizaine d’années.
Il est affligeant de constater que ces installations et ces rachats se font sans réaction des salariés, avec l’aval des élus locaux et la participation enthousiaste des propriétaires. Les uns sont trop heureux d’obtenir un emploi, les autres d’alimenter leur budget de taxes foncières et de contribution économique, les derniers de vendre leur bien à bon compte. L’ancien propriétaire du château Bellefont-Belcier a beau se rassurer en déclarant que son équipe de salariés actuels continuera de s’occuper du château (jusqu’à leur éviction prévisible !) et qu’il les assistera dans la transition (sans doute pas plus de 6 mois). Il n’en demeure pas moins que tous adoptent une attitude qui peut être interprétée par les entrepreneurs chinois comme une confirmation que le gâteau, naguère chinois au XIXe siècle, est français au XXIe siècle.
Ce sentiment inévitable d’avoir pour interlocuteurs des hommes et des femmes sans fierté, prêts à tous les renoncements pour gagner un maigre pécule, a poussé les entreprises chinoises à franchir le Rubicond en investissent dans nos terres céréalières. On apprenait en 2015, que dans l’Indre 1.700 hectares de terres agricoles avaient été achetés par une entreprise chinoise par voie de cession d’actions pour 12 000 € l’hectare, le double du prix du marché. En novembre 2017, 900 hectares de terres cultivées en blé et maïs dans le Bourbonnais étaient raflés par China Hongyang, filiale de Reward Group International, consortium spécialisé notamment dans les produits pétroliers. En janvier 2018, c’était au tour de terres en Auvergne d’être accaparées. A chaque fois, le procédé consiste à acquérir 98 à 99 % du capital de sociétés agricoles, ce qui permet de contourner le droit de préemption de la société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), que celle-ci ne peut légalement exercer que si la totalité des actions ou des parts d’une société civile sont cédées.
Lors de l’affaire de l’Indre, la FNSEA avait sonné le tocin par la voie de son Président, Emmanuel Hyest, s’inquiétant à juste titre qu’"on mettait en péril le modèle d'agriculture familial français". A la Confédération paysanne, où ce discours protectionniste est moins assumé, on a préféré souligner, sur le plan qualitatif, salarial et écologique, que "l'agrandissement de ces exploitations ne rime pas avec une augmentation de la main d'œuvre » et que les chinois "favorisent l'agriculture intensive, la mécanisation et les monocultures », ce qui aura « évidemment un impact sur la biodiversité puisqu'il y a moins de variété de cultures". Personne ne sait en effet officiellement à quoi sont destinés les terres arables acquises par les chinois, hormis que court la rumeur « qu’il s’agit d’exporter la production de céréales vers l’Asie ». Par quoi l’on touche au point central du problème. Il n’est pas superflu de vouloir défendre le modèle familiale de l’exploitation rurale, mais cette défense est hors sujet : la constitution de groupes sociétaires français ne susciterait pas autant d’émoi. Il est intéressant de dénoncer une atteinte prévisible à un certain modèle d’agriculture biologique et d’esthétique paysagère ; ce n’est toutefois pas le seul modèle en cours dans l’agriculture française et l’emprise des entreprises chinoises sur quelques milliers d’hectares ne bouleverse pas cet équilibre. Non, ce que nous dénonçons, quitte à sortir des confins du politiquement correct, est une atteinte inadmissible à notre souveraineté alimentaire et l’acquisition et l’utilisation de nos terres, non seulement pour leur profit, mais surtout pour leur alimentation et non la nôtre.
Les agriculteurs, qui ont encore de la dignité, ne se sont évidemment pas laissés faire. Lors de l’achat des 1700 hectares de l’Indre, une centaine d’entre eux avait manifesté devant la propriété avec tracteurs et fumigènes pour protester contre la spéculation financière des terres. L’agitation suscitée dans le secteur agricole avait alors contraint le ministre de l’agriculture de l’époque, Stéphane Travert, à proposer une loi contre l’accaparement, permettant à la SAFER de préempter les terres détenues par des sociétés civiles ou par actions dont une partie du capital serait acquis par des entreprises étrangères. Ce texte, voté en janvier 2017 par l’Assemblée Nationale et le Sénat, a été retoqué par le Conseil constitutionnel. Simple manifestation, ô combien détestable, du « gouvernement des juges » dénoncé en 1985 par l’essayiste Laurent Cohen-Tanugri dans Le droit sans l’Etat ? Peut-être, à supposer que les juges constitutionnels et le gouvernement n’aient aucun contact entre eux, ce qui laisse songeur. En tout état de cause, nous ferons observer que le projet de loi n’a été nullement revu et corrigé pour surmonter l’obstacle constitutionnel. Après l’affaire de l’Allier, le Président Macron a annoncé en février 2018 la mise en place de « verrous complémentaires » pour mettre fin à ce genre de situation. La grande loi sur le foncier promise en début de mandant se fait pourtant attendre … Ces atermoiements gouvernementaux inspirent finalement la réflexion suivante : soit nos gouvernants sont de singuliers amateurs sur le plan de la technique du droit rural et du droit constitutionnel ; soit, connaissant l’humeur vive des agriculteurs, ils éteignent le feu en suscitant des espoirs instantanés qui n’ont vocation à recevoir aucune suite concrète, sachant pertinemment qu’harassés par mille soucis, les agriculteurs finissent par se démettre de leur prime combat.
Incompétence ou trahison de nos édiles, la conquête chinoise de notre milieu rural n’est pas prête de s’achever. Le numéro du 13 décembre 2019 de la revue France Agricole annonce qu’à l’instar des Gafami (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et IBM), les grandes entreprises chinoises s’intéressent dorénavant à nos bases de donnée agricoles…
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