Nous avons vu dans une précédente chronique dédiée au clan familial romain que la réforme du droit des successions de l’Empereur Justinien a posé au VIe siècle de notre ère un principe d’assimilation de la femme à l’homme qui aboutirait, mille cinq ans plus tard, à leur substitution totale par la loi Taubira consacrant le mariage homosexuel. Il faut néanmoins ne pas perdre de vue que le livre 38 du Digeste Justinien n’a inspiré la loi française des successions qu’au temps de la Révolution Française et plus encore du Code civil que Napoléon Ier a promulgué en 1804. Souvenons-nous que Justinien était à la tête de l’empire romain d’Orient, alors que notre territoire, abandonné aux convoitises des Barbares depuis l’effondrement en 476 de l’empire romain d’Occident, venait d’être conquis en partie par les francs saliens de Clovis. Le roi des francs n’a évidemment reconnu ni la primauté de l’empereur d’Orient ni son œuvre juridique et législatrice. De sorte que le Digeste a été totalement ignoré des populations qui vivaient sur notre territoire, auxquelles s’appliquaient le droit de leur ethnie dès le Ve siècle : la loi salique (lex salica) pour les francs saliens du roi Clovis, la loi des wisigoths pour les wisigoths du roi Euric avant qu’ils ne soient refoulés vers l’Espagne (Codex Euricianus) et la loi Gombette (lex Burgundionum ou lex Gombata) pour les burgondes du roi Gondebaud.
Aux gallo-romains vaincus par tous ces peuples s’appliquait, dans le royaume des Burgondes, une loi personnelle prétendument romaine, en réalité influencée par le droit burgonde (lex romana burgundionum). Partout ailleurs, en ce compris dans le Nord de la Gaule occupée par les francs saliens, on les maintenait soumis, non pas au droit des Barbares, mais au droit romain tel qu’il avait été fidèlement compilé à la même époque, sous le roi wisigoth Alaric II, dans une loi dédiée aux gallo-romains dénommée le Bréviaire d’Alaric (lex romana visigothorum, breviarium alarici) de 506 ap. NSJC. Or ce texte ne comprenait nullement les Institutes, les Novelles et surtout le Digeste de Justinien, mais de longs extraits des œuvres des jurisconsultes Gaïus et Paul et, surtout, des extraits du Code de l’empereur d’Orient Théodose II (Codex Theodosianus) promulgué en 438 (A. Rigaudière, Histoire du Droit et des institutions dans la France médiévale et moderne, Economica, 5e éd., p. 62 et s.). C’est par ce droit romain du Ve siècle qu’étaient régis les populations gallo-romaines de la conquête franque du siècle suivant.
Or le droit romain des successions, tel qu’il ressort du Code Théodosien, demeurait soumis aux règles de la loi des XII Tables amendée par l’œuvre des préteurs, quelques sénatus-consultes et des constitutions impériales des empereurs antérieurs à Théodose II (C. Théod., 5, 1, 4). Passablement complexe, ce droit posait le principe, en cas de décès du paterfamilias, de la succession à égalité et par souches des descendants directs (fils et filles et leurs enfants ou petits-enfants). A défaut de tels descendants venaient, conformément au sénatus-consulte Tertullien du début du IIe siècle ap. NSJC, un agnat particulier, le frère germain ou consanguin du défunt (de cujus) ou, en son absence, la mère du défunt. A défaut de toute mère du défunt héritaient les autres collatéraux issus de la ligne paternelle (agnats) puis, en leur absence, des membres de la gens. Enfin, à défaut de toutes ces personnes, les collatéraux issus de la ligne maternelle autres que la mère du défunt (cognats) venaient, non pas comme héritiers, mais comme possesseurs d’hérédité (bonorum possessores unde cognati), qui n’en deviennent propriétaires que par l’écoulement d’un certain temps (usucapio). Ce n’est qu’en dernier lieu que l’épouse survivante pouvait prendre possession de l’héritage (bonorum possessor unde vir et uxor). En somme, les biens du mari défunt revenaient par principe à sa famille paternelle sauf à ce que, en l’absence de représentants, leur propriété ne soit attribuée par l’usage du temps à sa famille maternelle, voire à celle de l’épouse.
A l’époque du Code théodosien, ce schéma avait été transposé au cas de décès de l’épouse. Alors qu’en droit romain archaïque, ni le mari ni les enfants n’héritaient de leur mère mariée sine manu, dont les biens – la dot – étaient dévolus à sa famille (d’où ils provenaient), le sénatus-consulte Orfitien avait admis en 178 un nouvel ordre de succession : héritaient désormais en premier ordre les enfants de l’épouse (M. Ducos, « Le droit successoral à Rome 2e partie », Vita Latina, 1998, p. 151), avec la précision en 426 que si l’un de ses fils, émancipé ou non, venait postérieurement à mourir en présence de frère(s) ou sœur(s) survivants, leur père veuf prenait possession jusqu’à sa mort des biens de son fils défunt, y compris la portion provenant de leur mère prédécédée (C. Théod. 8, 18, 10 : si sine liberis unus vel una moriatur e filiis, et superstitem fratrem vel fratres, sororem vel sorores et patrem relinquat, sive is emancipatus sive in potestate defecerit, eius portionem, quam ex bonis maternis vel undeunde iure quaesiverit, pater sine dubio consequatur, iugi dominio possidendam). A défaut de descendants directs, et conformément à une constitution impériale de Constant Ier du 14 mars 339, venaient à la succession les ascendants maternels (C. Théod. 8, 18, 4 : per quam filii patriae potestati subiecti res ex materna hereditate vel ex diversis successionibus ad se devolutas antehac his, in quorum potestate fuerant, adquirebant et ut intra sextum annum facultates aliunde venientes .... ibe.. si quidem superstites sunt, sint patrum, intra praefinitum tempus defunctis quae ex materna hereditate vel generis materni devoluta sunt, ad proximos veniant iubemus). Nous ne suivons pas les Professeurs Castaldo et Lévy lorsqu’ils prétendent (Histoire du droit civil, Précis Dalloz, 1re éd., n° 816) que cette disposition a été renversée un siècle plus tard (426) par celle du Livre 8, 18, 10. La possession des biens de la défunte par son mari survivant n’intervenait en effet nullement en l’absence de descendants, mais seulement dans l’hypothèse précitée où l’un de ses fils ayant hérité de sa mère venait à décéder, laissant frère(s) ou sœur(s) lui survivre. A défaut de descendants et d’ascendants maternels, les membres de la famille paternelle (agnats, gens) pouvaient hériter des biens de l’épouse et, s’ils étaient tous morts, le mari survivant en prenait enfin possession. Le principe était donc - à peu près - symétrique du précédent régissant les biens paternels : les biens de l’épouse défunte étaient attribués à sa famille maternelle, sauf à être transférés à terme, en l’absence de représentants, à sa famille paternelle, voire à celle de son mari.
Cette symétrie du droit successoral théodosien, droit qui fut appliqué aux gallo-romains vaincus par le truchement du Bréviaire d’Alaric, présente une ressemblance marquée avec la règle, symptomatique de la vigueur du lien familial au Moyen-Age, qui sera identifiée par les juristes français à partir du XIIe siècle : paterna paternis materna maternis. Rappelons que cette belle formule signifie, en matière de « biens propres » hérités par le de cujus durant son existence, que les biens issus de sa famille paternelle sont dévolus à cette branche à sa mort, et réciproquement ceux issus de la branche maternelle à celle-ci. Certes, la filiation du régime médiéval des biens propres aux extraits évoqués du Code Théodosien – et donc au Bréviaire d’Alaric – a été contestée par une partie de la doctrine universitaire (J.-P. Lévy et A. Castaldo, op. cit., n° 816). Pour celle-ci, la règle paterna paternis materna maternis puiserait sa genèse dans le Liber iudiciorum du roi wisigoth Receswinthe (653-672), probablement promulgué en 654. Assurément, cette loi distingue les biens acquis par le défunt (que mortuus conquisisse cognoscitu), qui seront les futurs meubles et acquêts du droit médiéval, de ceux reçus de ses grands-parents ou parents (que ab avis vel parentibus habuit), les futurs biens propres du droit médiéval. Elle décide que ces biens provenant de la parentèle reviendront à la ligne concernée (ad avos directa linea revocabunt). Toutefois, nous ferons remarquer que cette disposition wisigothe a été promulguée à une époque où les wisigoths avaient quitté notre territoire et occupaient l’Espagne : on voit mal dans ces conditions comment elle a pu influencer le droit médiéval français. En outre, elle n’existait pas du temps des premières lois wisigoths, notamment dans le Code d’Euric du Ve siècle. Or, entre ce Code d’Euric et la loi de Receswinthe, quel texte fut promulgué par les Wisigoths sinon le Bréviaire d’Alaric, duquel précisément la loi de Receswinthe s’est ouvertement inspirée ? Bien que régissant la succession des gallo-romains, il n’est pas invraisemblable que le droit théodosien de ce Bréviaire ait été transposé – par une coutume consacrée par le Liber iudiciorum ou directement par celui-ci - à la succession des wisigoths, moyennant une simplification certaine.
Il serait cependant hâtif de conclure dès à présent à une influence définitive du droit théodosien au droit médiéval des biens propres. Il importe en effet de s’assurer, avant d'adopter cette conclusion, du contenu du droit successoral des Francs Saliens du VIe siècle. Cette question est tout aussi cruciale car Charles Loyseau, Boulainvilliers et Montesquieu ont défendu au XVIIIe siècle la thèse selon laquelle les aristocrates descendaient des francs vainqueurs et les paysans, des gallo-romains vaincus. Si le régime des biens propres concerne au Moyen-Age, sous la Renaissance y compris, tant les biens nobles que les biens roturiers, il ne peut être exclu qu’il ait subi à la fois l'attrait du droit successoral romain par l’intermédiaire du Bréviaire d’Alaric, et celui du droit successoral des francs, tel que l’exposait la Lex Salica. C’est ce que nous verrons dans la troisième partie de cette chronique.
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