Sans vouloir fustiger nos lecteurs salariés, nous avons le sentiment que le salariat incline à entretenir une forme d’infantilisation, de consensus mou, de standardisation de la pensée, une cohésion passablement puérile autour d’une cause ridicule, la défense des intérêts d’un acteur privé économique. Nos propos seront sans doute jugés excessifs et il se peut que nos mots dépassent notre pensée. Mais nous avons l’intime conviction que le salariat et le fonctionnariat ne forment pas les terreaux idoines pour l’éclosion des idées et des comportements dissidents, ne serait-ce que par la condition des salariés s’est drastiquement aggravée depuis l’introduction dès les années 1980 de nouvelles méthodes managériales inspirées d’Outre-Atlantique. Le burn out, les dépressions nerveuses, les absences itératives du lieu de travail expriment le mal-être de salariés toujours plus nombreux, qui subissent une pression larvée de la part d’une hiérarchie concentrée sur l’augmentation des ratios (J.-E. Ray, Droit vivant, 2020, 28e éd, Wölters Kluwer). Or ce phénomène, qui exprime le désarroi devant ce qui ressemble à une forme moderne d’esclavage, n’est jamais présenté en lien avec l’importance numérique du crédit immobilier. Tous ces cadres, supérieurs ou intermédiaires, qui s’échinent et se harassent dans leur travail au péril de leur santé l’accepteraient-ils aussi volontiers s’ils n’avaient pas de lourdes mensualités de crédit à payer chaque mois ?
Le « Système », que dénoncent les milieux dissidents, nous paraît reposer à cet égard sur une spirale infernale dont sont victimes au premier chef les classes moyennes, celles-là mêmes dont les économistes décrivent le déclassement depuis vingt ans dans les pays occidentaux (C. Guilluy, La France périphérique, Champs actuel, 2014, p. 17). Si le nombre et l’identité des étages de cette spirale se discerne assez bien, l’ordre des causalités peut assurément être discutée à l’infini. D’autres, dont la sagacité excède nos compétences économiques et sociologiques, en restitueront au besoin l’enchaînement chronologique exact. Posons néanmoins ce qui nous paraît le point de départ de l’analyse. L’explosion de la demande de logements sociaux, due entre autres à une immigration massive, a progressivement poussé les classes moyennes de souche ou d’origine européenne à s’isoler dans des quartiers plus paisibles et donc onéreux. Le phénomène en a été même décrit à partir de modèles à prétention mathématique par Thomas Schelling, Prix Nobel de sciences économiques en 2005 (T. Schelling, La tyrannie des petites décisions, PUF, 1980, pp. 147-154). Cet économiste a déterminé, à partir de données d’expérience, un seuil à partir duquel une population de white people quitte, d’abord progressivement puis « en chaîne », un quartier à mesure que s’y domicilie une population africano-américaine en expansion.
Ce premier fait constaté, attardons-nous sur le second. Les loyers pratiqués dans ces beaux quartiers préservés sont élevés - chacun s’en chagrine - par suite d’un mécanisme bien décrit par les économistes (par exemple, E. Wasmer, « Analyse économique du marché du logement locatif », Revue économique, 2007/6, p. 1247). La loi du 6 juillet 1989 sur les baux d’habitation votée sous François Mitterrand a considérable accru la protection des locataires en prescrivant un certain nombre de mesures défavorables aux intérêts des bailleurs : l’impossibilité de déloger les occupants pendant la trêve hivernale et la nécessité d’obtenir un jugement prononçant la résolution du contrat de bail à l’issue d’une procédure assez longue, ainsi que l’accomplissement de nombreuses formalités (commandement de payer initial, assignation devant le tribunal d’instance, commandement de quitter les lieux final, démarches auprès de la Préfecture) et le respect de stricts délais. De manière prévisible, les bailleurs ont réagi à ce dispositif coûteux et consommateur de temps par un accroissement du prix des loyers. Cette hausse des loyers s’est accélérée sous l’effet de l’urbanisation croissante des métropoles (sur laquelle, D. Cohen, Richesse du monde, pauvreté des nations, Champs essais, 1997, p. 20 et s.), qui génère un mécanisme bien connu en économie : le relèvement des prix par l’effet de l’excès de la demande sur l’offre. La répercussion du coût des remises aux normes, toujours plus exigeantes en matière immobilière, intervient surabondamment pour aggraver cet enchaînement.
Confrontées à une telle situation, les locataires issus de la classe moyenne en viennent à se demander s’il est sain de sacrifier une partie aussi substantielle de leur revenu sans l’assurance de conserver et de transmettre leur habitation à leur progéniture par donation ou héritage. De là vient leur désir aussi impérieux que naturel d’accéder à la propriété immobilière (M. A. Thiers, De la propriété, 1848, éd. Paulin Lheureux & autres, p. 54), alimenté par le souvenir que cette accession correspondait, pour leurs parents ou grands-parents, à un état des choses répandu au temps des Trente Glorieuses. Il y aurait matière à disserter sur la prolifération en zone péri-urbaine de ces petites maisons d’habitation en béton cernées d’un gazon restreint qui fournissent l’occasion, essentielle pour leur propriétaire, d’assouvir ce qui représente une véritable culture du barbecue. Or les prix de l’immobilier ont atteint, pour des raisons qu’il faudrait élucider, des sommets jamais égalés. Pour s’en tenir à l’exemple parisien, le prix du m2 de la capitale, au reste sans cesse croissant, oscille, selon les arrondissements, de 7 853 € dans le 20e à 13 944 € dans le 6e, le prix médian se trouvant supérieur à 9 000 €. Cette augmentation survient en même temps que la paupérisation de nos classes moyennes, écrasées par une imposition sans précédent. Leur capacité d’épargne s’en trouve d’autant plus obérée que le taux d’intérêt des livrets A a été réduit à peau de chagrin (0,75 % l’an). Il est devenu exceptionnel de pouvoir acquérir un bien immobilier en auto-financement. Ce procédé est d’ailleurs déconseillé puisque l’administration fiscale n’hésite pas à redresser, sur le fondement d’un train de vie inadapté aux revenus déclarés (art. 168 CGI, BOI -CF-IOR-60-20-10), les contribuables qui payent cash leur demeure. La boucle est ainsi bouclée : l’accession à la propriété immobilière impose le passage obligé sur la case « Banque » de ce Monopoly insidieux…
Précisément, les établissements de crédit acceptent volontiers de consentir des crédits sur vingt ou trente ans et les taux, nous serinent-ils, sont bas mais risquent d’augmenter bientôt… Tant de millions de particuliers qui se ruent auprès de leur chargé de clientèle se retrouvent désormais débiteurs de mensualités de crédit immobilier susceptibles de représenter un quart voire un tiers de leur revenu mensuel. Associé au coût de la vie, toujours plus onéreux, un tel niveau de ponction ne peut que les contraindre à opter ou à se maintenir dans le salariat à durée indéterminée. D'autant qu'un autre facteur les écarte de l’entrepreneuriat. Bien que promue hypocritement par les pouvoirs publics, la création d’entreprise s’avère un parcours du combattant pour le néophyte. Sans parler des formalités et du coût de la comptabilité et du conseil juridique, l’assujettissement aux charges sociales, qui voisine 40 % du chiffre d’affaires HT, conjugué à l’imposition fiscale (impôt sur le revenu, impôt sur les sociétés), ouvre une spirale digne de la cavalerie : l’entrepreneur ne peut régler toutes ces sommes que s’il travaille toujours plus. Sa femme et ses enfants l’y poussent, dans une société de consommation dont ils sont les premiers bénéficiaires. Une maladie, un accident, les retards de paiement de ses clients, tout peut lui être fatal. C’est dire, si notre entrepreneur a pu contracter un crédit bancaire, qu’il n’a pas le droit à l’erreur. Or le surmenage auquel il se livre, dans un contexte d’indépendance d’esprit plus favorable à la réflexion critique, n’est pas non plus indifférent sur son activité politique. Quoi qu’il en soit, être détenteur d’un CDI ou être fonctionnaire restent les sésames pour décrocher un crédit bancaire. Ce faisant, ce mécanisme pervers contribue à maintenir la quasi-totalité de la population française dans le salariat ou le fonctionnariat. Songeons qu’en Île-de-France, 5 880 175 actifs étaient salariés ou fonctionnaires sur 6 332 058 actifs, ce qui représente un taux de 92 % ! Nous ne pensons pas que cet état des choses, qui est totalement nouveau dans notre économie nationale, soit favorable au discernement et à l’exercice de la liberté politique.
Aussi, pour sortir de l’impasse de l’obéissance civique, il n’est qu’une issue : substituer à la toile mortifère des crédits bancaires le réseau des prêts de particuliers (crowdfunding) ou, mieux, celui des prêts amicaux.
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