Si elles ont toujours existé, les tensions entre agriculteurs et néo-ruraux, fraîchement parvenus des villes, tendent à prendre une dimension judiciaire accrue. En attestent deux cas récemment médiatisés. Le premier est celui de Nicolas Bardy, éleveur de 20 salers à Lacapelle-Viescamp, dans le Cantal, qui voit s’installer en 2008 à proximité un couple de citadins à la retraite. Peu de temps après leur arrivée, les voici qui se plaignent des mauvaises odeurs de 50 balles d’enrubannage qu’il stocke et qui leur gâcheraient la vue. Il prend sur lui, par compromission, de les déplacer. Cela ne leur suffit pas. Ils lui envoient un huissier, puis saisissent la juridiction civile en indemnisation pour troubles anormaux de voisinage. Un expert judiciaire se déplace dans l’exploitation en 2011 pour vérifier les allégations des demandeurs. Un premier arrêt d’appel interdit l’utilisation de l’étable positionnée à moins de 50 mètres de l’habitation voisine. L’arrêt est censuré par la Cour de cassation, mais la Cour d’appel de Limoges, cour de renvoi, condamne l’éleveur à verser 6.000 € de dommages-intérêts et 2.000 € de frais de justice à ses voisins ! Il a été condamné en outre par une autre décision judiciaire à construire pour la somme de 120.000 € un nouveau bâtiment à l’effet d’abriter ses vingt vaches à plus lointaine distance de ses voisins. Dans les Hauts-de-France, à Aniche, Nathalie et Romaric Delval, éleveurs de 80 porcs sur paille, voient s’installer une nouvelle voisine qui s’estime incommodée par des nuisances olfactives et sonores de leur étable. Également conciliants, ils déplacent leur bâtiment pour lui être agréable. Elle les assigne néanmoins devant le tribunal pour troubles anormaux de voisinage. Le Tribunal les condamne à verser 58 700 € de dommages-intérêts ! Des cagnottes Leetchi ont beau être créées pour soutenir ces éleveurs, ces décisions méconnaissent frontalement le principe d’antériorité, règle de bon sens sinon de droit naturel, qu’exprime l’adage prior tempore potior jure : le premier en temps, le premier en droit. Les nouveaux arrivants, au lieu de chercher à s’adapter au milieu local, sont autorisés sinon incités à imposer leur mode de vie à des ruraux qui les ont précédés depuis plusieurs années sinon des siècles.
Ces deux illustrations ne sont qu’un avant-goût amer des relations difficiles de voisinage qui s’annoncent entre agriculteurs et néo-ruraux avec l’adoption « imminente », selon les déclarations du Premier Ministre Edouard Philippe, des projets de décret et d’arrêté du 9 septembre 2019 sur les zones de non-traitement par épandage de produits phytosanitaires (ZNT) appelés couramment pesticides. Dispositif emblématique de cette réglementation à venir, l’article 7 dudit décret dispose qu’à défaut de signature de chartes d’engagement, les distances minimales de sécurité « au voisinage des zones d’habitation » à respecter sont de 10 mètres irréductibles chaque fois que sont pulvérisées les substances réputées les plus dangereuses, à savoir les produits toxiques, les produits cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques de catégorie 1A et 1B et les perturbateurs endocriniens. La même distance doit être observée, avec possibilité de réduction à 5 mètres lorsqu’un dispositif antidérive est employé, chaque fois que d’autres produits phytosanitaires sont répandus sur de hautes cultures (parties aériennes pour l’arboriculture, la viticulture, les arbres et les arbustes, la forêt, les petits fruits et cultures ornementales de plus de 50 cm de hauteur, les bananiers et le houblon). Elle est enfin de 5 mètres, réductible aux mêmes conditions à 3 mètres, pour les cultures basses (cultures céréalières et maraîchage).
La méthode gouvernementale d’introduction de ces ZNT mérite l’attention tant elle pourrait se recommander des conseils du Prince de Machiavel. En premier lieu, le Gouvernement se réfugie sous le paravent scientifique d’un avis de l’Agence national de santé (ANSES) du 14 juin 2019. Cet avis, qu’il lui a demandé, recommande la mise en place de distances minimales entre les zones d’habitation et les zones de traitement. Le gouvernement s’abrite également derrière un arrêt du 26 juin 2019, par lequel le Conseil d’Etat aurait exigé de l’Etat de prendre ces mesures de protection d’ici la fin d’année. En somme, pour se dédouaner de toute responsabilité et initiative, nos représentants politiques prétendent être liés par les déclarations de quelques experts et magistrats, lesquels n’ont nul compte à rendre à des électeurs et qui, bien que ne connaissant pas l’agriculture et son monde, entendent le bouleverser sans en assumer l’expression. En second lieu, le Gouvernement recourt allègrement au mensonge puisqu’il annonce sur son site que ces distances obligatoires de pulvérisation vont améliorer le dialogue entre agriculteurs, riverains et élus locaux… Qui, hormis les naïfs et les jobards, croira pareilles fadaises alors que, se mettant du côté des uns, cette réglementation les rendra plus arrogants vis-à-vis des autres ? En troisième lieu, ne désirant pas donner l’impression qu’il édicte une réglementation autoritaire et brutale, le Gouvernement a donné dans un premier temps, par la loi EGalim promulguée le 1er novembre 2018, donné un an aux agriculteurs pour signer et mettre en place avant le 1er janvier 2020, avec les associations et les élus locaux, des chartes d’engagement. Or, puisque celles-ci n’emportent pas la pleine adhésion du monde agricole, encore qu’il en a été signé dans sept départements, cette abstention sert de prétexte à nos gouvernants pour imposer sans état d’âme cette réglementation à des acteurs jugés irresponsables. Perfide, le Gouvernement a même lancé une consultation sur internet qu’il destinait sans doute à un public de citadins écologistes puisque EELV a appelé aussitôt ses adhérents à l’« inonder ». Enfin, il peut faire valoir que sa réglementation est des plus modérées, car quelques maires, notamment en Bretagne, sont allés jusqu’à interdire par arrêté l’épandage de produits phytosanitaires à moins de 150 m de la limite de voisinage des habitations. Argument captieux quand on sait que la loi n’habilite pas les maires à édicter de tels arrêtés et que les tribunaux administratifs ont commencé d’ailleurs à les annuler.
En plus d’alerter les pouvoirs publics sur les difficultés techniques d’application du dispositif, liées à ses lacunes de rédaction, la profession agricole n’a pas manqué de faire observer qu’il ferait reculer le foncier et donc l’activité agricole sans contrepartie financière tout en légitimant l’étalement péri-urbain dans les petites communes. Depuis plusieurs années, se développe en effet à proximité des surfaces agricoles, sans zone tampon prévue par les plans locaux d’urbanisme (PLU), un phénomène inquiétant - parce qu’irréversible - d’artificialisation des sols. Ce grignotement constant de l’espace agricole par des zones naguère agricoles disqualifiées en zones constructibles sera inévitablement source de conflits de voisinage entre des populations qui ne projettent pas le même regard sur la nature. Des agriculteurs s’interrogent déjà sur le destin des bords de champs et des « couloirs » qui, faute d’être traités, deviendront vite des nids à insectes à maladie pour les jeunes vergers et des espaces, sujets à incendie, où proliféreront les plantes envahissantes et toxiques. Parions qu’ils en seront déclarés responsables, dès lors que ces espaces, bien qu’inutilisables par l’effet de la « loi », leur appartiennent…
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