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Lire Les Décombres de Rebatet

Dernière mise à jour : 20 avr. 2020


Pourquoi lire un salaud ? Lucien Rebatet est un authentique fasciste. Contrairement à son ami Brasillach avec lequel il fonde Je suis partout, les vainqueurs l’ont épargné. Son unique interview audio nous aide à imaginer ce que fut la vie d’un salaud notoire. A la lecture de ses anciens écrits, sa voix traînante marque son embarras, l’homme déchu et vieillissant peut faire pitié. On pourrait vite oublier Rebatet s’il n’avait pas écrit trois livres incontournables dans leurs genres : Les Deux Étendards, Une Histoire de la Musique et Les Décombres : Des Deux Étendards, Mitterrand avait une formule « Il y a deux sortes d'hommes : ceux qui ont lu Les Deux Étendards, et les autres. » Un ami musicologue tient Une histoire de la musique comme l’étude la plus fine de toutes, essai d’autant plus remarquable que Rebatet fut un autodidacte. Quand aux Décombres parus en 1942, c’est le mètre étalon du pamphlet, auprès duquel les autres se mesurent mais ne se comparent pas. On l’aura compris, le cas Rebatet est inconfortable. Le rejeter totalement serait puérile, l’adhésion totale est inconcevable, un juste milieu semble difficilement tenable. Gardons cette difficulté à l’esprit tout en approchant Les Décombres, dont nous tâcherons de déblayer quelques réflexions utiles. Publié en 1942, Les Décombres se présentent comme une chronique politique des années 30 et 40 vues à travers un jeune journaliste et militant d’Action Française, Lucien Rebatet. Les chapitres décrivent avec excitation la montée du fascisme en Europe, le fiasco diplomatique culminant avec les accords de Munich, les pathétiques efforts de mobilisation, la drôle de Guerre et enfin la description des milieux politiques de Vichy, déchirés entre les pro et les anti-allemands. A la fin du livre, l’auteur clôt le fil du récit pour évoquer ses thèmes de prédilection : la religion chrétienne, la question juive, l’armée française, l’Angleterre... Voilà pour le résumé, abordons le fascisme. La pensée politique de certains auteurs est irréductible à un seul camp idéologique, c’est le cas pour Soljenitsyne ou Tocqueville. Au contraire, Rebatet est aisément assimilable à un parti, le mouvement fasciste. Lucien Rebatet a choisi Hitler, souhaité la victoire totale de l’Allemagne, chacun des jugements du livre est solidement aligné sur les positions de l’Axe. C’est ce qui rend le témoignage très intéressant car représentatif de la dialectique fasciste.

Comment peut-on être fasciste ? Au début de l’ouvrage, Lucien se présente comme un garçon cultivé que l’optimisme aveugle de la gauche laisse circonspect. La gauche voit l’homme plutôt bon, la droite le voit plutôt mauvais. “J'étais en politique du côté de Baudelaire et de Balzac. contre Hugo et Zola, pour “ le grand bon sens à la Machiavel ” voyant l'humanité telle qu'elle est, contre les divagations du progrès continu et les quatre vents de l'esprit.” Soyons clairs, il est écœuré par la France des années 30, sclérosée, bernée par de petits milieux journalistiques et politique corrompus, contemplant impuissante la naissance des puissances fascistes et communistes. La population française est décrite comme assez profondément abrutie, uniquement occupée de son confort matériel, “qui célébrait avec une vanité rigolarde l'ère des vacances à la plage, de la bagnole neuve, de la salle à manger en noyer Lévitan, de la langouste, du gigot et du triple apéritif.” La France est sourde aux menaces qui grondent à l’Est avec l’ogre communiste. Lequel infiltre progressivement la société française, avec l’indulgence tacite des sociaux-démocrates (Jacques Doriot et Pierre Drieu La Rochelle s’en firent au PPF les dénonciateurs). Dans tout cela, Rebatet n’a aucune envie de rempiler pour une seconde guerre européenne. Si la France avait pu écraser Hitler dès son réarmement, il en eut été très content. Seulement le gouvernement ne bouge pas et l’occasion est manquée, c’est une impasse. Pour qui, de nos jours, vitupère contre les syndicats, le sectarisme gauchiste, les insupportables intellectuels donneurs de leçons, on pourra goûter l’actualité d’un des plus savoureux tableaux du livre. “Pas d'autobus, pas de métro. Les mobiles montaient la garde devant les restaurants et les cafés fermés. Les trottoirs se couvraient d'immondices. Les revendications de quatre balayeurs suffisaient pour arrêter une usine de mille ouvriers. (...)un de ces accès de paralysie qui sont le plus magnifique symptôme d'une infection marxiste. “ “Le peuple, dans ces revues, était entrelardé de cohortes maçonniques, (...) ou encore d'escouades d'intellectuels, les penseurs de mai 36, dont l'aspect me mettait un voile rouge devant les yeux,” A ce triste tableau, Rebatet oppose la vitalité des peuples d’Europe centrale, parcourus par un même élan de vie, ce que Laurent Ozon appelle une chaîne de conduction de stress, “Quelques jours dans le Reich me prouvent en tout cas (...) le retour le plus naturel à la santé et à l'équilibre d'une nation qui, tout entière, catholiques compris, célébrait dans la joie sa guérison politique” D’abord circonspect envers Hitler, il est impressionné de voir comment la volonté d’un seul homme réveille la vitalité de tout un peuple, le rendant à lui-même. Les immondices de la république de Weimar sont déjà effacées, son nom n’évoque plus que des mauvais souvenirs d’effondrement économique et moral, les brouettes de billet et la prostitution alimentaire. Ce sursaut de vie du peuple allemand est constaté plus que démontré, comme s’il était moins question de politique que de biologie cellulaire “Dans un autre village, notre hôtesse, une brave ménagère, en nous versant le café du “Frühstuck”, me demandait avec des yeux candides et brillants : “Que pensez-vous de notre Führer ?” J’avais répondu : “C'est un homme merveilleux”, et je crois bien que je commençais à être sincère.” Son raisonnement est le suivant : ce peuple est sain, ce peuple est devenu fasciste, il faut donc devenir fascistes à notre tour afin d’éviter la guerre. De ces deux tableaux antagonistes, la France et l’Allemagne, Rebatet montre tout simplement ce qu’est la tentation fasciste. L’aspiration à un cet élan vital et barbare générateur de civilisation, de nouveauté, de renouveau. Le peuple germanique, dont il admire la haute culture, est décrit comme un grand corps en bonne santé. On y retrouve l’opposition traditionnelle entre la simplicité des campagnes (bavaroises) et l’air vicié des villes (les miasmes parisiens), l’union du peuple contre les intellectuels traîtres, la liberté retrouvée contre l’esclavage. Comparé aux Allemands, les Italiens sont décrits comme un peuple dont le génie est d’essence politique, éternels inventeurs de formes nouvelles. Le fascisme inventé par Mussolini combine admirablement tradition et modernité, tel un alliage de nouveau et d’antique. La démocratie, elle, est vieille de tous ses scandales. A travers le discours de Rebatet, le fascisme est un retour de l’être collectif Allemand ou Italien, conscient de lui-même, rendu actif par le truchement d’hommes providentiels. En comparaison, le peuple Français est avili et manipulé par diverses coteries malfaisantes, sortes de parasites agissant dans l’ombre du jeux démocratique et du suffrage universel : franc-maçons, juifs apatrides, pantins de Angleterre honnie, agitateurs marxistes... Privé de lui-même, le peuple français voit le monde à travers le prisme déformant des médias aux ordres d’intérêts privés internationaux. C’est simple et beau comme une affiche de propagande. Bien que sceptique au début du mouvement, Lucien est finalement conquis. Ses descriptions prennent parfois un comique involontaire, son enthousiasme ressemble parfois à celui d’une groupie assistant à son premier concert des Beatles. “Le jeune, bien tondu, bien briqué, luisant de santé, en veston civil et culotte noire, était sergent de S. S. Il s'étirait les biceps, lâchait d'énormes bouffées de tabac blond, faisait craquer avec amour de splendides bottes toutes neuves, s'épanouissait tout entier dans le bonheur d'être hitlérien d'élite.” Évoquons rapidement la jeunesse, élément indispensable de la dialectique fasciste, image et promesse du monde nouveau. Dans tout le livre, Rebatet associe la jeunesse au fascisme, une jeunesse entraînée vers un idéal où les antagonismes de classe sont surmontés. La jeunesse française, elle, est pourrie dès le berceau par les tenants de l’ancien monde. “Des bataillons de fillettes en tenue de campagne, la guitare en bandoulière entre leurs longues tresses, les gaillards de l'Arbeitsdienst, étudiants, paysans et ouvriers confondus, aux épaules herculéennes et aux joues d'enfants. Derrière cette armée d'écoliers en uniforme, pas une seule de ces blafardes ou hargneuses figures des gens qui chez nous “s'occupaient de la jeunesse”, pions, curés-clairons, célibataires rancis, âcres et antiques vierges. “


Prophyaxie totalitaire A lire Rebatet, on comprend que le fascisme est une réponse quasi immunitaire au système démocratique, lequel est invariablement détourné par le pouvoir de l’argent. Sans la république démocratique, sans les diverses factions nocives, sans avachissement de la société, pas de sursaut, pas d’élan salvateur. Surtout, sans prédation juive, pas d’union possible entre français fascistes et allemands fascistes. Cette désignation de l’ennemi international est un facteur d’union, par-delà les luttes nationales passés. Si les juifs poussent à la guerre contre l’Allemagne hitlérienne, c’est aux juifs qu’il faudra la faire, avec Hitler. Ainsi, contrairement à la Grande Guerre de 14-18, l’enjeux n’est plus dans l’opposition de nations rivales, le pangermanisme n’est pas la vérité du nazisme. Le vrai conflit oppose des idéologies. D’un côté le fascisme, réflexe saint des peuples vivants ; de l’autre, la barbarie communiste et l’avilissement démocratique. C’est pourquoi Rebatet ne se considère pas comme un traître en choisissant l’Allemagne. Il ne souhaite pas tant la victoire d’une nation étrangère sur la sienne que le triomphe d’une vision du monde dont l’Allemagne serait le bras armé. De la même manière, la France fut jadis la propagatrice des idéaux révolutionnaires en Europe. Dans tout cela, on voit le rôle des ennemis et la place qu’ils occupent. Leur importance est capitale pour que la rhétorique fasciste prenne. Une fois le camp choisi, les ennemis se dresseront les uns après les autres, parfois là où Rebatet ne les soupçonnait pas. C’est ce qui nous amènera à parler de la droite Française dans une seconde partie.

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